Quels nouveaux besoins dans le domaine de l’habitat ?

Lors de son assemblée générale 2018, les Coop'HLM se sont penchées sur les nouveaux besoins exprimés par les français en matière d'habitat.

Vincent LOURIER

Marie-Christine Jaillet, vous êtes donc face à des opérateurs HLM, particulièrement impliqués sur les questions de parcours résidentiels et dans des opérations d’accession à la propriété. Ces coopératives sont présentes sur tout type de territoires et essaient d’adapter leurs formes d’intervention aux besoins exprimés par les habitants et les collectivités locales. Les logements que nous construisons le sont pour plusieurs dizaines d’années et doivent répondre à des usages qui ne sont pas forcément encore connus.

L’anticipation est donc nécessaire, alors que nous avons parfois tendance à penser que l’accession constitue le champ le plus conservateur du logement. Cependant, au sein des Coop, nous assistons depuis quelques années à un développement des expérimentations et à de nouvelles démarches, notamment avec l’habitat participatif, pour prendre en compte les besoins exprimés par les habitants, voire les anticiper.

J’aurais souhaité que vous évoquiez les évolutions que vous percevez dans les modes de vie de nos concitoyens et leurs répercussions possibles sur le mode de fabrication de la ville. Quel message souhaiteriez-vous partager avec les coopératives présentes aujourd’hui ?

Marie-Christine JAILLET, directrice de recherche au CNRS et animatrice du réseau Recherche Habitat Logement

Impossible de prédire le futur …

Je vais essayer de vous répondre, mais l’exercice n’est pas simple. Je solliciterai donc votre indulgence. Il est en effet difficile de décrire comment peut évoluer une société, parce qu’il n’est généralement pas possible d’anticiper sur un certain nombre d’événements susceptibles de survenir. Par exemple, sans aller jusqu’à évoquer les effets de dévastation d’une guerre, qui pouvait imaginer les conséquences des crises survenues en Grèce et en Espagne, qui ont entraîné des modifications profondes dans la manière de vivre des gens et dans les dynamiques sociales. Pour ne parler que des incidences en matière de logement de la crise survenue en Espagne, observons que l’on a, par exemple, assisté à un retour de nombreux jeunes adultes, seuls ou en couple, qui s’étaient endettés pour accéder à la propriété d’un logement, au domicile de leurs parents, à défaut d’être en mesure de poursuivre le remboursement de leur emprunt, mettant ainsi fin à leur volonté d’autonomie (dans un pays où le faible taux de la natalité tient en partie à la poursuite tardive de la cohabitation entre générations du fait de l’absence d’une offre locative suffisante).

Néanmoins, sur le long terme, il est possible d’identifier de grandes évolutions évolutions qui organisent le cadre et le contexte dans lesquels s’exprime la demande d’habitat. Pour reprendre les propos de Jean Viard sur les traits qui caractérisent le dernier demi-siècle, signalons que nous vivons aujourd’hui beaucoup plus longtemps qu’auparavant : l’espérance de vie s’est en moyenne accrue de 25 ans au 20ème siècle. Nous parcourons 45 kms par jour, alors qu’en 1950, nous en parcourions 5. Nous sommes donc installés dans une civilisation de la mobilité. Aujourd’hui, un bébé sur deux naît hors mariage. Nous perdons nos parents, en moyenne à l’âge de 63 ans et 80 % des femmes perçoivent un revenu personnel.

Les transformations du travail

S’agissant du travail, les bouleversements se caractérisent par un effritement de la condition salariale et une précarisation des formes d’emploi. En 1982, cette précarisation, dans des formes variées - temps partiel subi, contrats aidés, intérim, auto-entrepreneuriat forcé - concernait moins de 6 % des emplois, contre 12 % aujourd’hui. Plus encore, en 2015, 87 % des embauches se sont faites en CDD, dont 60 % ont été signés pour une durée inférieure à un mois.
En France, cette dégradation des conditions salariales est en grande partie responsable de la pauvreté : 8,6 millions de nos concitoyens vivent en dessous du seuil de pauvreté si on le fixe à 60 % du revenu médian.

Ce risque de connaître le précariat ou la pauvreté est inégalement réparti. Il touche d’abord les jeunes. La moitié des 15-24 ans actifs ont un emploi précaire, contre 17 % au début des années 1980. Les conditions d’entrée dans la vie active et la vie adulte se sont profondément modifiées, avec une interrogation à laquelle il est difficile de répondre : l’expérience du précariat correspond-elle à une étape ponctuelle ou à un processus de déclassement plus durable ? Cette précarité touche également les femmes, puisque les emplois à temps partiel subi sont surtout exercés par elles.

Enfin, la précarité et la pauvreté touchent « prioritairement » les moins qualifiés. Quant aux effets de la révolution numérique sur l’emploi, il est bien difficile aujourd’hui de s’en faire une idée exacte : dans quel sens fléchira la balance entre les destructions d’emplois existants et la création de nouveaux emplois ? La dualisation du marché de l’emploi sera-t-elle accrue ?

Pour autant qu’il soit devenu plus difficile de trouver un emploi ou un emploi stable et correctement rémunéré, rien n’indique que la valeur du travail en France se soit affaiblie. La France est le pays d’Europe où les individus sont les plus nombreux à affirmer que le travail est important (67 % des Français l’affirment, contre 48 % des Allemands et 45 % des Anglais). Dans le même temps, les enquêtes européennes menées sur les conditions de travail montrent une détérioration des conditions de travail, avec un accroissement de l’intensité du travail, un effacement de la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle, le sentiment d’effectuer un travail sans intérêt, etc. Cependant, plusieurs travaux décèlent un rapport plus distancié au travail d’une partie des jeunes, voire une expérience du précariat qui n’est pas vécue par eux comme une contrainte subie, mais comme un choix de vie, multipliant les opportunités, favorisant l’alternance entre périodes de travail et possibilité de s’adonner à d’autres activités ou de voyager.


En ce qui concerne le logement, l’écart s’est accru entre le coût du logement et les revenus des ménages. L’accès au logement reste indexé sur une stabilité de l’emploi et de la rémunération, alors que la situation de nombre de ménages s’est dégradée. Dès lors, comment construire un système de protection qui donne aux individus de quoi les assurer contre le risque de fragilisation ? Comment les doter d’une garantie recevable par le bailleur ou le banquier ? Après l’abandon des projets relatifs à la garantie universelle, les réflexions actuelles sur la flexisécurité, ou sur une prestation universelle de base indépendamment du statut ou encore sur le principe d’un revenu universel peuvent participer à cette sécurisation.

Un plus grand nombre de séquences successives de vie

Nos parcours de vie sont marqués par une moindre stabilité et la succession d’un plus grand nombre de séquences de vie, pour différentes raisons : l’introduction de nouveaux temps, comme l’adulescence du fait de l’étirement du passage de l’adolescence à l’âge adulte ; la croissance des séparations et de la divortialité. Rappelons que l’espérance de vie à la naissance s’est accrue de dix ans entre 1970 et 2015. Elle est de 85 ans pour les femmes et de 79 ans pour les hommes. La « première mise en couple » ne dure pas toute la vie, d’autant qu’elle n’est plus une alliance économique avec le développement de l’autonomie financière des femmes. La vie d’un nombre de plus en plus grand d’adultes est marquée par une alternance de temps en couple et de célibat ou de vie en « solo ». L’arrêt de l’activité professionnelle correspond à l’un des pics de divorcialité. A l’âge de l’entrée « en retraite », les individus ne renoncent donc pas au bonheur individuel, en particulier les femmes.

On pourrait considérer que chaque Français aujourd’hui vit successivement la vie d’un travailleur puis d’un rentier. En 1900, le travail et le sommeil occupaient 70 % du temps de vie, contre 40 % aujourd’hui. L’après-travail devient donc structurant des modes de vie. Cette période d’inactivité professionnelle – la retraite – tend à se segmenter en plusieurs temps. Pendant les vingt premières années suivant la retraite, les générations actuelles disposent d’un niveau de vie confortable, malgré des disparités fortes (600 000 personnes bénéficiant du minimum vieillesse). Ces « retraités » restent actifs et consomment des loisirs et des services. Ils sont plus nombreux que les autres classes d’âge dans les associations. Puis on entre dans un autre temps de la vie, celui d’un « quatrième d’âge », marqué par une moindre autonomie, la dépendance pouvant nécessiter la prise en charge dans des structures spécialisées, même si la demande de rester à son domicile reste forte.

Quel est l’impact de cet allongement de la durée de vie sur la société ? Il bouleverse les rapports entre générations : la proportion des plus de 60 ans est d’ores et déjà plus importante que celle des moins de 20 ans. En 2050, un Français sur trois aura plus de 60 ans.

Une plus grande instabilité des parcours de vie qui n’est pas sans conséquence sur le logement

La montée des incertitudes individuelles liées aux conditions de travail et à cette plus grande instabilité des histoires de vie construit un contexte général d’insécurisation sociale et de moindre prévisibilité des destinées. De manière concomitante, elle aboutit à la recherche de nouvelles formes de réassurance. Quand la protection sociale garantie par l’État-providence tend à s’affaiblir, cette demande de réassurance s’adresse à d’autres acteurs publics, collectivités locales et bailleurs, mais elle pèse également davantage sur le groupe familial.

Les parcours de vie étant moins linéaires et les risques de rupture, familiale ou professionnelle, s’étant accrus, Il est devenu nécessaire d’adapter les conditions de logement, soit par une plus grande mobilité résidentielle ou géographique, soit par un réaménagement du logement occupé. L’accession n’incarne plus autant qu’auparavant l’aboutissement d’une trajectoire résidentielle.

Le droit au logement est fragilisé pour tous les ménages qui ne connaissent du travail que les situations les plus précaires, mais on observe aussi un affaiblissement du modèle résidentiel ascensionnel construit pendant les Trente Glorieuses. Il persiste, mais est-il encore adapté à des sociétés de plus grande mobilité ou marquées par l’incertitude ? L’accession n’apparaît-elle pas comme un frein à l’impératif de mobilité ? Le taux d’effort qu’elle exige est-il compatible avec les niveaux de revenus d’une partie non négligeable des ménages ? Quel modèle alternatif développer ? Pour les couches populaires, l’aspiration à l’accession et à la possession d’une maison individuelle demeure forte, même si la possibilité de rendre effectif ce projet s’éloigne.

Une hyper individuation et des relations sociales choisies

La montée de l’hyper individuation transforme les systèmes relationnels. L’avènement d’une « société d’individus » se traduit par une valorisation de l’autonomie individuelle et par le souci de réussir sa vie, voire d’en faire le récit. Cette individuation n’est cependant pas l’individualisme. Elle s’accompagne d’un besoin de reconnaissance par les autres et d’inscription de chacun dans un système de liens forts et faibles. Nous demeurons des êtres sociaux, qui avons besoin de nouer des relations, fortement attachés à la famille, même si la famille d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier. Le couple traditionnel fondé sur le mariage est concurrencé par l’union libre, le PACS, les formes « légères » de conjugalité, etc. La libération des femmes, leur autonomie ainsi que la poussée de l’individuation aboutissent aussi à un accroissement des ruptures. Deux tiers des adultes vivent en couple, mais entre 1990 et nos jours, le nombre de personnes vivant seules – surtout des femmes – est passée de 6 à 9 millions, soit 18 % de la population.

Parallèlement, les types de familles se diversifient : elles sont monoparentales, recomposées. La famille ne se réduit pas au couple et à ses enfants, sans pour autant correspondre à la maisonnée rurale d’autrefois. Des logiques de « parentèle en réseau » émergent, qui lient, sans cohabitation, trois à quatre générations, les grands-parents d’aujourd’hui jouant un rôle pivot entre leurs parents et leurs enfants et petits-enfants.

Les liens sociaux rigides ont en outre été remplacés par des liens choisis. La socialité est devenue élective. Elle se fonde plutôt sur la similarité. Cette mise distance de l’altérité peut expliquer bien des résistances à la mixité sociale, même si celle-ci continue à être promue dans les politiques publiques comme une réponse au risque d’exclusion et de ségrégation. Cette socialité élective est favorisée par le développement des technologies de l’information et de la communication. Mais de manière paradoxale, les liens avec internet étant plus faciles et ne supposant pas de coprésence physique, ils favorisent un certain brassage social. Les plus gros utilisateurs de réseaux sociaux sont également ceux qui ont le plus de relations sociales réelles. L’affirmation des valeurs qui concourent à plus d’individualisme progresse en même temps que celle d’une demande accrue de régulation sociale, d’autorité et d’ordre public, ce qui peut sembler contradictoire.

Une société du temps libre ?

Auparavant, la moitié de notre journée était consacrée au temps physiologique, l’autre moitié étant partagée entre le temps de travail et le temps hors travail. Cette répartition s’est modifiée au cours des 30 dernières années. Le temps libre a augmenté, notamment du fait de l’allongement de la durée de la vie. On observe plutôt une tendance à l’homogénéisation des modes de consommation, dans le cadre d’une mondialisation qui organise la circulation des biens, des pratiques et des modèles. La consommation ostentatoire cède la place à un autre mode de consommation, qui privilégie le bien-être personnel.

Pour un nombre croissant d’individus, elle doit aussi répondre à une exigence de responsabilité ou d’éthique. Seules les consommations culturelles restent discriminantes entre groupes sociaux. On observe aussi une valorisation du do il yourself, par exemple avec le développement du jardinage, de la cuisine, du bricolage, etc.

82 % des Français se déclarent heureux dans leur vie, mais un tiers d’entre eux estime occuper un emploi d’un rang inférieur à celui de leurs pères, manifestant par là la peur du déclassement social. 87 % de nos concitoyens appréhendent de « tomber » dans la pauvreté, soit 20 % de plus que la moyenne de l’Union Européenne.

Avec la massification de l’accès aux biens, on a cru dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale à une moyennisation de la société et à un effacement des identités de classe. Cependant, les inégalités étaient réelles : on n’accédait pas au même logement ou à la même qualité de biens.

Les transformations socioéconomiques que l’on connaît depuis environ 40 ans ont contribué à complexifier les inégalités, qui associent désormais à la catégorie sociale et au revenu d’autres modes de catégorisation : le genre, l’âge, l’origine, le territoire, etc., autant d’éléments venant contrarier les chances de réussite individuelle. Une étude récemment menée par France Stratégie montre que les chances d’ascension sociale des enfants d’ouvriers et d’employés varient du simple au double selon le département de naissance, en raison de la plus ou moins grande facilité d’accès à un établissement de l’enseignement supérieur. 9 % des titulaires d’un diplôme à bac+2 sont au chômage, mais ils sont 20 % à l’être dans les quartiers de la géographie prioritaire. La question sociale est donc aussi devenue intra-urbaine, territoriale et « ethnique ».

Si le cosmopolitisme des sociétés génère indéniablement des opportunités d’ouverture pour les individus les plus mobiles et les mieux dotés en ressources (niveau élevé de formation et de qualification, capacité à mobiliser des réseaux), il génère aussi des peurs et des crispations. Pourtant, la tendance sur la longue durée semble bien être à la tolérance à l’égard de l’étranger. L’immigration a profondément changé de visage, avec, dans les années 1990, l’apparition des « sans-papiers ». Cette immigration s’est aussi féminisée et les migrants qui ont aujourd’hui, pour beaucoup, un niveau d’éducation plus élevé, subissent un déclassement professionnel.

Proposer une lecture de la société française, c’est constater un décalage entre la réalité des inégalités et leur perception. Nombre d’indicateurs montrent que les inégalités sont moins fortes en France qu’ailleurs, mais les Français ont le sentiment de vivre dans une société très inégalitaire. Les inégalités les moins acceptables touchent au logement et à la santé.

Fournir un logement ne suffit pas

Le logement ne constitue pas un simple abri physique. Il est fondamentalement le support matériel à l’habiter, la matrice à partir de laquelle peut se déployer la vie individuelle et sociale de chacun, à partir de laquelle se construit son rapport aux autres, du voisin au vaste monde. C’est aussi le lieu où s’ancrent des pratiques de consommation et de sociabilité.

Dans des sociétés caractérisées par l’incertitude, le logement doit aussi répondre à de nouveaux enjeux de sécurisation et de protection, participant de la réassurance des individus, d’inscription et de visibilité sociale, en particulier quand le travail fait défaut. La généralisation de la mobilité individuelle permet de s’affranchir des contraintes sociales de la proximité géographique et de choisir plus ou moins son lieu de résidence, ce qui a conduit au développement de comportements affinitaires, qui rendent plus difficile l’adhésion aux principes énoncés par les politiques publiques de mixité sociale résidentielle.

Le logement doit aussi répondre à des enjeux d’autonomie, autoriser que chacun puisse mener ses propres activités. Pour cela, l’organisation de l’espace résidentiel doit permettre à chacun de maîtriser sa distance aux autres, et ce d’autant plus que les systèmes relationnels obéissant d’abord à un principe d’électivité, de choisir de s’isoler ou de recevoir des amis ou encore de rejoindre les autres membres du groupe familial.

Or, loin de cet idéal, on observe d’une part un accroissement des inégalités dans le droit au choix de son logement et de sa localisation et d’autre part des processus de plus en plus marqués de ségrégation, d’éviction ou de relégation. Les contraintes se durcissent pour les plus pauvres, assignés à résidence dans les fractions les plus dévalorisées du parc immobilier, public comme privé, mais aussi pour les fractions inférieures des classes moyennes, pour les ouvriers et employés, ainsi que pour les jeunes, qui ne parviennent plus à améliorer leurs conditions de logement ou accèdent à la propriété au prix d’un trop grand éloignement des services et équipements. L’enjeu ne consiste pas à offrir seulement un logement, mais bien des perspectives d’évolution résidentielle, sinon de progression résidentielle.

Comment construire des parcours adaptés, qui répondent aux aspirations des ménages jusqu’au quatrième âge, en faisant place à l’expérimentation de nouveaux modes d’habiter alternatifs, fondés sur la recherche de « petites communautés de vie », reposant aussi sur l’autoproduction de son logement ? Comment maintenir la perspective réelle de l’accession à la propriété, pas simplement pour se constituer un patrimoine, mais pour répondre à une aspiration qui reste solidement ancrée dans l’imaginaire collectif ?

Vincent LOURIER

Merci pour votre propos. Nous allons à présent écouter quelques exemples d’initiatives locales qui feront écho à votre intervention, notamment lorsque vous évoquez l’accompagnement résidentiel des habitants ou l’expérimentation de nouveaux modes d’habité.

Ces sujets font sens chez nos coopératives HLM. Loris de Zorzi, vous êtes directeur général d’Axanis, coopérative intervenant principalement sur l’agglomération bordelaise qui, depuis plusieurs années, accompagne des groupes d’habitants en matière d’habitat participatif. Que retenez-vous de ces expérimentations et de la façon dont elles ont modifié votre pratique ? Comment envisagez-vous de les retenir dans votre production future ?

Loris DE ZORZI, directeur général d'Axanis

Dans votre intervention, Madame Jaillet, vous avez parlé des Trente Glorieuses. Or l’argent coulait à flots à cette époque. De plus, aujourd’hui, on ne construit plus pour transmettre et les usages et les modes ont changé. On ne peut plus construire comme avant, car il faut entendre les souhaits des habitants. Il faut donc prendre en compte la compétence habitants et apporter un degré de liberté pour proposer des produits qui correspondent aux attentes.

Chez Axanis, nous avons mené une expérimentation à Bègles en habitat participatif, mixité sociale, avec différents statuts et modes constructifs (bois, terre, paille).

Il est évident que nous ne pouvons pas procéder systématiquement à ce type de montages, qui nous a cependant amenés à travailler sur un modèle d’habitat coopératif, avec une partie conçue par le maître d’ouvrage et le reste par l’accédant. Le monteur doit donc intervenir avec le client avant signature, ce qui n’est pas toujours facile à admettre. Nous en sommes à présent à notre cinquième opération, ces produits représentant 20 % de notre production. Nous prévoyons le plateau, mais la répartition du logement est choisie par l’accédant. Nous répondons ainsi à un désir du client, dont le logement ne sera pas le même que celui du voisin, sans que cela coûte forcément plus cher. Une fois qu’ils se prennent au jeu, les habitants travaillent ensemble, jusqu’à mettre en commun certains espaces, comme des chambres d’amis ou des pièces pour organiser des repas, en plus des traditionnels potagers, buanderies, ateliers, etc.

Le métier de monteur d’opération a donc évolué, y compris les modes de rémunération des commerciaux. Les clients sont dorénavant accompagnés non sur quelques mois, mais sur trois ans. Nous répondons davantage aux besoins du territoire habité, les habitants dessinant leur territoire.

C’est ce qui différencie notre coopérative des opérations de production plus classiques. La production privée dispose de plus de moyens que nous et nous devons donc trouver des moyens de construire différemment.

Vincent LOURIER

Merci beaucoup. Pour faire écho à ce que Madame Jaillet appelait la « sécurisation sociale », les coopératives disposent d’une certaine expérience, notamment avec la sécurisation HLM. Elles essaient aujourd’hui de développer d’autres types de services et de faire en sorte que l’accession soit une expérience différente.

Je vais demander à Thomas Duke de nous faire part des projets d’Aiguillon Construction et de la marque Imoja.  

Thomas DUKE, directeur général d'Aiguillon Résidences

Imoja est une marque commerciale lancée en février 2018. L’achat d’un logement correspond à une séquence de vie, qui constitue aussi un fort moment de stress. Avant de venir nous trouver, le futur client a suivi une longue phase de choix, qui tient notamment compte de l’évolution de sa structure familiale. Nous sommes ainsi nombreux à subir des annulations suite à des séparations. L’achat immobilier génère en effet un stress qui impacte la vie familiale. Nous devons donc accompagner au mieux nos clients acquéreurs dans cette phase de stress.

Notre marque Imoja a vocation à accompagner cette expérience client. Dès que ce dernier signe avec la marque Imoja, nous nous engageons à ce que son parcours d’achat soit le plus serein possible.

L’achat d’un logement est aussi une aventure collective, car nous livrons des logements neufs dans des ensembles de 20 à 30 logements individuels. Nous avons essayé de mettre en place des aventures collectives avant la livraison, par le biais de l’académie des acquéreurs. Nous abordons les grandes thématiques du syndic, comme la levée d’option et des réserves. Ces cours ont lieu le soir et sont suivis de discussions entre nos prospects. Il ne faut donc pas oublier que les coopératives ont aussi capacité à accompagner ces dynamiques collectives.  

Voilà donc la démarche d’Imoja (« Imo » pour « immobilier » et « ja » pour « joie de l’achat »). Il s’agit ainsi de transformer ce stress en joie le plus longtemps possible et jusqu’au bout du processus.

Vincent LOURIER

Merci pour ce témoignage. Maintenant, la parole est à vous.

Guy SAVARD

Je voudrais revenir sur la notion de « choix de résidence ». Sur ce sujet, il me semble que les gens sont de plus en plus contraints à résider quelque part, mais pas là où ils l’ont choisi. Vous avez évoqué les loyers très chers de certaines métropoles, qui contraignent les gens à habiter en périphérie. La politique d’aménagement du territoire est d’ailleurs terminée aujourd’hui, alors que, dans les années 1970, il était fortement question de développer l’armature urbaine secondaire. Les situations se complexifient à présent.

Marie-Christine JAILLET

Comme je l’avais dit en introduction, mon propos était forcément réducteur et je partage votre point de vue. Quand on interroge les gens, quelles que soient leurs conditions sociales objectives, on constate une volonté de choisir ce lieu. Ensuite se pose la question de la confrontation aux contraintes du marché compte-tenu du niveau de ses revenus. Il est ainsi difficile pour un grand nombre de ménages de trouver un logement familial confortable et répondant aux exigences du projet familial dans les parties denses des agglomérations. Néanmoins, même dans ces situations de contrainte, des éléments de choix subsistent. Le couple entre liberté de choix et contrainte est donc complexe.

Loris DE ZORZI

Nous avons maintenant du recul sur la Ruche, livrée il y a deux ans, avec un départ de résident suivi d’une entrée. Au départ, la population y était très hétérogène, parce que nous ne travaillons pas sur des groupes autoformés. Nous créons le groupe, avec un noyau de quelques familles. Nous veillons ainsi à ce qu’elles soient le plus différentes possible, pour éviter tout phénomène de clanisme. Pour l’instant, cela semble fonctionner, mais nous aurons besoin de plus de recul pour l’affirmer.

Anne  VAUVRAY

J’aurais souhaité poser une question à Madame Jaillet : dans les coopératives, nous travaillons en ce moment sur le BRS. Pouvez-vous nous donner votre regard sur le rapport entre les familles et ce bien, lorsque le logement est acheté, mais pas le terrain ? Cette pratique pose de nombreuses questions dans la coopérative que je dirige à Saint-Denis.

Ma deuxième question est pour Imoja : j’aurais souhaité que vous développiez ce stress des couples qui achètent. Nous avons beaucoup de clients d’origine maghrébine. Ces couples ne se séparent que très peu, pour des raisons financières et culturelles. Or pour eux, le stress perdure.

Marie-Christine JAILLET

La question que vous posez sur la dissociation du logement et l’absence de propriété du foncier n’est pas simple. Un certain nombre d’arguments pourraient plaider en faveur de ce dispositif. On constate une certaine banalisation de l’accession à la propriété, notamment dans les strates sociales pour lesquelles la question de la transmission du patrimoine  à la génération des enfants n’est pas une priorité. Certains ont ainsi un rapport très « instrumental » au logement. Il s’agit souvent de comportements d’urbains relevant plutôt des classes moyennes supérieures, espérant réaliser une plus-value, minorant les dimensions affectives ou d’enracinement. Pour d’autres strates sociales, l’exposition d’une forme de réussite par l’accession et la volonté  d’ancrage demeurent fortes. Le rapport à l’accession et à la propriété se différencie selon les groupes sociaux, les itinéraires de vie, le niveau de revenus, etc.

Thomas DUKE

J’ai découvert lors de tables rondes avec les prospects l’ampleur du stress, que je n’avais pas imaginée.

Le jour de la livraison et les mois suivants donnent ainsi souvent lieu au reflux du stress. Il faut donc bien comprendre ces situations vécues par ces ménages qui évoluent dans un contexte de plus en plus complexe. Cela a bouleversé le travail de mes équipes commerciales. Désormais, à la signature du contrat, nos équipes prennent les clients en photo, ce qui les rend extrêmement fiers. Certains d’entre eux versent même quelques larmes.

Marie-Christine JAILLET

Le projet de l’accession est le plus investi du point de vue de l’affect par les ménages qui ont le moins de ressources, financières, comme sociales. Effectivement, il peut y avoir un lien entre accession à la propriété et divorce : quand la situation économique est tendue, la mobilisation et l’effort demandé pour accéder à la propriété peuvent mettre en tension les relations dans le couple et le faire imploser.